
La peinture figurative inimitable de Bernard Buffet rejaillit ces derniers temps. Le renouveau de l’intérêt porté à sa colossale œuvre est vif comme en témoigne les nombreux événements organisés autour du travail de l’artiste. C’est notamment le cas de l’exposition organisée par la Galerie Estades jusqu’à la fin du mois de novembre, dans ses locaux de la Place des Vosges à Paris.
Porté aux nues à même pas trente ans, la dégringolade de Bernard Buffet fut tout aussi foudroyante. Si celle-ci a été causée par l’évolution de l’environnement artistique au cours de cette tumultueuse deuxième moitié du XXème siècle, elle concorde dans le même temps avec des événements plus factuels liés au train de vie de cet artiste singulier.
Entre filiation expressionniste ardente et préfiguration de la pop culture
C’est avec un savoureux décalage que Bernard Buffet, né en 1928, inscrit sa peinture, violente et angoissée, dans le courant expressionniste, particulièrement vigoureux au début du XXème siècle.
En ce sens, il paraît intéressant de mettre en lumière les quelques points communs qui unissent le peintre français à une autre grande figure de l’expressionnisme, l’autrichien Egon Schiele.
- Egon Schiele, ‘Nu masculin’ (1910)
- Bernard Buffet, ‘Homme nu dans chambre’ (1948)
La nudité occupe une place prépondérante dans l’oeuvre des deux peintres
En premier lieu, on pense à leur indépendance vis-à-vis des modes. Schiele s’approcha de nombreux collectifs – entre Secessionsstil, Groupe du Nouvel Art, Cavalier Bleu et Groupe Sema notamment – sans jamais s’y rattacher exclusivement. De son côté, Buffet resta fidèle à la peinture figurative à une époque où le monde de l’art ne jurait plus que par l’abstraction, sous l’impulsion notamment du tout premier ministre de la culture de la République française, André Malraux.
Ils sont également réunis par leur peinture, qui suscite le malaise, jamais l’indifférence. Elle entraîne de fait un inexorable clivage de la critique. D’aucuns ne parvenaient à définir si le style de Bernard Buffet était « horriblement beau » ou « magnifiquement moche ». Une patte qui reflète en fin de compte dans les deux cas, une personnalité torturée, sujette à l’angoisse.
Enfin, c’est cette précocité remarquable qui les relie. En effet, Egon Schiele parvint à accéder à la notoriété internationale malgré sa disparition prématurée à l’âge de 28 ans, n’échappant pas aux ravages causés par la grippe espagnole au sortir de la Première Guerre mondiale.

C’est lors de la rétrospective qui lui est consacrée à la Galerie Charpentier en 1958 que Bernard Buffet connait le succès. Située rue du Faubourg Saint-Honoré, la place constitue depuis 1988 le siège parisien de la maison Sotheby’s. © Sotheby’s
Buffet a connu un succès similaire, alors qu’il n’était pas encore trentenaire. Une ascension fulgurante et insolente qui va finalement mettre à mal sa progression dans le milieu artistique français.
En recourant à l’usage des séries – la plus connue restant celle des clowns – ou au merchandising – la signature de l’artiste est un élément à part entière dans les tableaux de Bernard Buffet -, l’œuvre du peintre français finit par incarner une forme de popularisation de l’art aux yeux des spécialistes, qui, pour les plus cléments, considéreront cela comme une préfiguration de la pop culture.
- Bernard Buffet, ‘Le Clown Rouge’ (1979)
- Bernard Buffet, ‘Clown au chapeau jaune’ (1985)
- Bernard Buffet, ‘Clown tirant la langue’ (1999)
Une carrière à la merci de l’intelligentsia
Chez ses détracteurs, cette tendance déclenche dégoût, répulsion. Fabrice Hergott, actuel directeur du Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, concède s’être longtemps « pincé le nez » devant ses tableaux féroces. La rétrospective organisée par le musée de l’avenue du Président-Wilson depuis le mois dernier semble néanmoins indiquer qu’il a depuis reconsidéré son jugement.
Le rejet de Bernard Buffet en son temps peut par ailleurs s’expliquer par la représentation sociale de l’artiste, consécutive de son succès ; entre mondanité et futilité, richesse et faste, sa vie semblait bien éloignée de la noirceur de la peinture de ses débuts.
En effet, comme le rappelle Pierre Bergé, qui accompagna Bernard Buffet sur la route de la gloire, c’est un événement, en apparence plutôt insignifiant, qui va marquer le début de sa disgrâce. En 1956, Paris Match publie un article le montrant dans sa majestueuse propriété de Manimes, nichée dans la forêt de Montmorency, avec sa rutilante Rolls-Royce Phantom IV. Un apparat aristocratique qui passe mal dans les milieux artistiques.
- La fameuse photo de Bernard Buffet posant en costume croisé avec son chauffeur à côté de sa Rolls-Royce Phantom IV pour Paris Match en 1956… © Maurice Jarnoux
- …Cette dernière n’a pas manqué d’inspirer le peintre avec cette toile intitulée ‘La Rolls’ (1956)
Cependant, pour tenter de se départir de cette étiquette « d’homme d’argent » il explicita sa relation à celui-ci en affirmant : « l’argent m’intéresse dans le sens où il me donne ma tranquilité (…) il peut m’isoler des gens monstrueux qui nous entourent. » Un rapport qui rejoint en définitive son angoisse existentielle.
Mais sa marginalisation n’est pas le fruit de cette seule situation matérielle. Ses virulentes sorties à l’encontre de l’art abstrait, fossoyeur de « l’intelligence immédiate d’une œuvre », n’y sont certainement pas étrangères. Une situation qui illustre selon le critique Otto Hahn, la pression morale sous-jacente au milieu de l’art.
Bernard Buffet se met alors au vert à partir des années 70 dans ses différentes propriétés pour s’adonner sans ménagement à son art et donner un sens à son isolement.
- Il résida avec sa femme Annabel Schwob dans le château de la Baume, jusqu’à sa disparition en 1999, à 71 ans. Cette année-là, le peintre se donne la mort alors que la maladie de Parkinson le prive progressivement d’exercer sa raison de vivre.
- Tout comme sa Rolls-Royce, Bernard Buffet ne manqua pas de croquer ce magnifique domaine provençal.
Celui qui était annoncé comme « le successeur de Picasso », comme le rappelle Nicholas Foulkes dans la biographie qui lui est dédiée, s’ouvre alors à divers univers : corridas, paysages – urbains ou ruraux -, scènes du quotidien, le sacré, la culture japonaise, mais surtout l’automobile. Aussi, plus que l’aspect statutaire, ne serait-ce finalement pas la puissance affriolante de l’automobile qui mena Bernard Buffet à s’enticher d’un majestueux carrosse arborant le fameux Spirit of Ecstasy, au prix de sa carrière ?

En 1985, la Galerie de Maurice Garnier, fidèle marchand de Bernard Buffet, organisait une exposition des inspirations automobiles du peintre français
- Aston Martin DBS
- Morgan 2+2
- Citroën 15 CV
- Delage Torpedo

Le Musée Bernard Buffet inauguré au Japon en 1973 se consacre entièrement au peintre français. Un fait assez rarissime du vivant d’un artiste. Bernard Buffet s’y est rendu régulièrement et a appris à apprécier cet endroit en même temps que la culture japonaise.












